Abondance
J’ai trouvé un bon magasin de livres d’art, On Sundays, où j’ai feuilleté les dernières publications européennes et américaines : Clemente, Schnabel, catalogue du centre Pompidou (Arts du monde), biennale du Whitney Museum (Art of the late 80’s), etc. Soulevé des dizaines de kilos de papier, feuilleté rapidement quelques centaines de quadrichromies…
Je me sens un peu déprimé, et bien petit, devant cette débauche de peinture violente et brutale. Seule une thangka tibétaine de l’expo de Paris m’a fait un clin d’œil. Mes petites études sur papier me semblent bien en dehors de cette marée d’art contemporain ; devant cette abondance, je me sens plus porté à détruire ou à me taire qu’à créer. Je me demande justement si ces sociétés d’opulence matérielle ne suscitent pas la destruction ; alors que les sociétés pauvres, primitives, en voie de développement, au contraire, poussent à la création.
Serais-je aussi créatif à Tokyo qu’à Bangkok ? Je ne crois pas : on y est trop submergé sous le poids de cette abondance superflue, et on ne peut s’exprimer que par une violence à la mesure de cette oppression tentaculaire et cancéreuse de biens de consommation. Cette abondance va-t-elle finir par étouffer l’homme qui la crée et qui semble en perdre le contrôle. Le gigantisme au détriment de la qualité est bien, comme le disait récemment mon ami Alfred*, le dernier stade de la décadence. Quand je compare les précieux objets que j’ai vus ce matin au musée – qui demandaient des années de travail et de patience à des artisans pour un objet unique – et les piles d’objets industrialisés qui s’amoncellent sur les étalages de milliers de magasins – souvent mal conçus, mal dessinés : création bâclée d’une mode éphémère…
Le temps passe… j’aimerais avoir des journées entières pour écrire tout ce qui bouillonne dans ma tête et cherche le chemin du papier à travers ma main maladroite… et la partie de mon esprit qui transpose les pensées et émotions en mots et en phrases, et a bien de la peine à s’exprimer avec clarté et élégance.
Le jour commence à tomber : il faut que je songe à diriger mes pas vers le théâtre nô Kenze.
* Alfred Pawlin : un ami autrichien qui tenait la Visual Dharma Art Gallery à Bangkok.
26 septembre 1989, Tokyo