Art ou Dharma
Hier, de nouveau très séduit par Kung, une des profs de l’école de thaï : je rêvais de vie amoureuse ; puis le soir, en lisant le Journal d’Anaïs Nin, de vie mondaine et artistique à Paris. Ce matin, je compare la voie du Dharma* et celle de l’art, et aurais tendance à pencher pour la seconde. Les deux sont-elles vraiment conciliables ? Peut-on faire une fusion des deux ? Quand je lis Anaïs Nin, j’ai l’impression que l’art prend surtout ses racines dans la vie du monde ; et quand je lis Ayya Khema* – et d’autres maîtres – je ne trouve aucune allusion à l’art, à la création. Dans le Dharma (du moins dans le theravada*), l’art me semble ignoré, si ce n’est méprisé. Pourtant l’art est peut-être la moins impermanente des créations humaines, la seule chose qui reste comme témoin des croyances des anciennes civilisations. Même si plus personne aujourd’hui ne pratique les anciennes religions de l’antiquité, tout le monde admire et respecte encore les chefs-d’œuvre artistiques qu’elles ont produits. Que reste-t-il de la vie d’un saint, d’un mystique, d’un prophète, sinon ses écrits (ou la transcription de ses paroles) et les œuvres d’art qu’il a inspirées ?
Les paroles du Bouddha, la Bible, etc., sont-elles des œuvres d’art ? Les pratiques religieuses (la compassion, la générosité, etc.) sont des manifestations immatérielles et éphémères dont les effets sont très limités dans le temps et dans l’espace, en tout cas si on considère chaque acte individuellement. Bien sûr, l’ensemble de ces actes (dont chacun est impermanent et ne semble laisser aucune trace durable) forme un large flux qui perpétue une tradition ou des idées sur une longue période de temps et dans un vaste espace. Une tradition est constamment en changement, en évolution : certaines idées disparaissent pour céder la place à de nouvelles. Mais dans cet immense flux spirituel, les actions isolées de chaque individu sont comme les molécules d’eau d’un fleuve : elles sont insignifiantes, mais sans elles le fleuve n’existerait pas.
Par opposition, l’acte artistique ou créatif donne naissance à une manifestation matérielle relativement durable, en général unique et définitive dans sa forme (bien que des œuvres puissent être modifiées, restaurées, transformées, traduites) ; et leur influence peut s’étendre sur une longue période de temps et sans limite dans l’espace (par la photo et les moyens de communication actuels). Les œuvres d’art sont donc des témoins d’un moment et d’un lieu du flux, et des expériences humaines à toute une série de moments et de lieux différents. Individuellement, on ne fait que l’expérience d’ici et maintenant, qu’on peut comparer avec celles des « ici et maintenant » de notre passé et éventuellement celles de nos proches ; seul l’art peut nous donner les expériences d’autres lieux et d’autres temps. Sont-elles importantes et utiles ? Sont-elles les rives du fleuve, qui le maintiennent dans son lit et l’empêchent de déborder, de se disperser dans toutes les directions et de disparaître ? Si c’est le cas, elles sont utiles, et d’ailleurs inséparables du fleuve. Cependant, le fleuve ne peut exister sans ses rives, mais les rives restent, même lorsque le fleuve est à sec ! L’image me semble assez juste. Il y a aussi l’érosion : les œuvres qui se perdent, disparaissent ; et les crues qui détruisent les digues les plus fortes : les grandes révolutions iconoclastes. Suis-je la roche ou le sable qui forment les rives, plutôt que l’eau des fleuves ? Est-ce un choix à faire, ou peut-on être les deux à la fois ?
* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel.
* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.
* Theravada (pali) : littér. doctrine des Anciens. Seule école du bouddhisme hinayana – le petit véhicule – qui ait subsisté jusqu’à nos jours, le theravada est considéré comme la forme la plus ancienne du bouddhisme, et son Canon, rédigé en pali, serait la transcription fidèle des enseignements du Bouddha. Le theravada est pratiqué dans les pays du Sud-Est asiatique : Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge.
29 août 1989, Bangkok