La peinture
Hier, il a plu presque toute la journée et il a fait plutôt froid. Par moments, le temps était si sombre que je voyais à peine mes couleurs. J’ai commencé une nouvelle série de peintures sur le Pérou (Géométrie précolombienne, 335-342), sur des papiers aquarelle à très gros grain que j’ai rachetés à Marie-Thé ; des sujets presque abstraits : des murs, des terrasses, des champs, qui ne remplissent qu’une partie de la feuille. Il n’y a pas de fond, d’arrière-plan ou de premier plan, mais juste le sujet, et autour, du vide. Je traite la peinture un peu comme si c’était de la musique. Cela m’est venu en peignant l’opéra de Sydney (sur lequel je suis toujours). Les formes colorées sont comme des juxtapositions de notes et forment des accords ; mais bien sûr, contrairement à la musique, elles sont en dehors du temps, et peuvent se lire dans tous les sens, ou simultanément toutes ensemble. En somme, c’est une sorte de musique pour les sourds !
Une noix de coco vient de tomber juste derrière moi, comme un flash pour un aveugle. Pour un aveugle, une mélodie ne pourrait-elle pas suggérer une peinture ?
Ma peinture va bien, elle avance et m’accapare presque entièrement. Ce n’est pas facile, et ne va pas toujours comme je le voudrais, mais je persévère, je m’accroche et je me sens bien. Il suffit de s’y mettre, le matin et l’après-midi, et les journées passent sans que je m’en rende compte, sans problème. Plus besoin de programme pour organiser mon emploi du temps, et le soir il ne reste pas beaucoup d’énergie pour d’autres activités, si ce n’est la lecture ; et une petite séance d’écriture sur la plage me fait le plus grand bien, me permet de changer d’air. Une promenade serait bien aussi, dans un grand parc ou dans les montagnes.
Quand je peins, je ne pense pas trop (un peu quand même), car je suis occupé. Je ne me demande pas à quoi me sert de peindre, où je veux arriver, ce que je veux montrer ou démontrer, si c’est bien ma voie et s’il faut que je persévère. Lorsque j’y pense un peu, cela ne trouble pas mon travail, et je peins. Je verrai bien ce qu’il adviendra, de toute façon je ne peux rien y changer, car, comme je le constate de plus en plus, on ne choisit pas sa vie, c’est elle qui s’impose. Au moins, pour l’instant, la peinture donne une raison, un prétexte à ma vie, même si je perçois bien qu’il y a autre chose qui se dessine, je ne sais pas quoi. Sans doute ne suis-je pas encore prêt, mais je peux m’y préparer tranquillement, et rester fidèle à la peinture en attendant.
Je lis et je pense beaucoup en dehors de mes heures de peinture, et j’ai repris ce matin la méditation. Deux choses cependant me préoccupent. D’abord, la peur de perdre mon temps, de ne pas faire assez de choses. Je fais tout avec hâte et cours d’une chose à l’autre, sans répit. Aussi je suis toujours sur les nerfs, je ne me détends presque jamais. J’aimerais bien arriver à rester une heure, un après-midi, une journée entière sans rien faire, et sans que cela me pose de problème. Sans attendre impatiemment la fin du temps de détente que je me suis accordé, ou sans penser à ce que je pourrais faire, ou à ce que je ferai après. La deuxième chose est que j’ai peur d’oublier ce que je pense et ce que je lis, et je le note sur des petits papiers différents, ou je l’écris dans ce Journal. Je tiens beaucoup à ces papiers et aux cahiers de ce Journal, j’ai peur de les perdre, et pourtant je ne les relis pas (ça viendra un jour) ; mais je suis rassuré en sachant que c’est écrit quelque part.
Il faudra reprendre tout ça avec un peu de recul, je pense que certaines choses auront un intérêt dans le futur. J’ai aussi le besoin d’amasser des livres, que je n’ai pas le temps de lire au rythme où je les achète, et je suis attaché à ces livres (ce matin, j’ai racheté deux livres que Pamela a emportés). Je vois que si j’ai renoncé à certains attachements, il m’en reste encore de solides. Comment m’en défaire ? En passant une période dans un lieu où je n’aie ni livres ni de quoi écrire, et où je ne puisse pas user de mon temps comme je le désire, mais où j’apprenne à ne rien faire. Je ne vois que le monastère. Peut-être faudrait-il que je fasse mes trois ans, comme dirait Madame Poinçon*. Certainement que cela me ferait du bien et me libèrerait de ces attachements qui me contrarient, mais qui sont pour l’instant plus forts que moi. S’il y avait de bons monastères en Chine, je pourrais y parfaire mon chinois. Je vais me renseigner. Il me semble que je suis prêt pour la vie monastique. Mais en attendant, il ne faut pas que je perde mon temps : lecture, chinois, méditation, en m’accrochant au monde terrestre par la peinture.
* Madame Poinçon : sage-femme à la retraite, elle enseignait le yoga et le zen à Papeete dans les années 1980. Madame Poinçon fut mon premier maître spirituel, et je pratiquais très régulièrement le yoga et le zen sous sa direction pendant les années que j’ai passées à Tahiti (1984-1988).
10 mars 1986, Faaa (Tahiti)