Activités futiles (ou fébriles)
Je me disais, en pensant au chinois, que je fais beaucoup de choses, et passe beaucoup de temps à des activités qui finalement ne mènent à rien, tombent dans l’oubli. Bien sûr, pratiquement tout ce qu’on fait tombe dans l’oubli, ou y tombera un jour ; mais je lutte toujours là contre, et essaie de créer quelque chose qui reste, qui soit plus permanent que l’impermanence de mes agrégats*, qui fixe mes idées, mes visions, mes aspirations, mes expériences dans une matière un peu plus stable. C’est sans doute, au moins inconsciemment, le but de tous les artistes. Mais concrétiser, réaliser, demande beaucoup d’effort et d’énergie. Et parmi la multitude des inspirations, pensées, idées, combien y en a-t-il qu’on arrive à réaliser dans une vie ? J’admire toujours les artistes qui ont une grosse production, les écrivains qui écrivent des dizaines de livres, des centaines d’articles, des milliers de lettres. Les peintres qui peignent des milliers de tableaux, comme Paul Klee, qui a réalisé trois mille œuvres dans les trois dernières années de sa vie ; alors que j’ai de la peine à tenir un rythme de trente tableaux par an.
Quant à l’écriture, même si je gribouille des piles de notes et ai rempli plus de trente cahiers du Journal en six ans, rien pour l’instant n’est achevé et publiable, à part un petit article paru récemment. Suis-je un paresseux qui s’ignore ? Suis-je mal organisé, trop dispersé ? Peut-être ! Quand je me mets vraiment à la tâche, ça avance bien et les fruits sont là pour le montrer ; mais entre temps, le temps s’échappe sans aucun résultat apparent. Je peux me dire que même si rien n’apparaît extérieurement, mes idées se rassemblent, se solidifient, s’approfondissent intérieurement, et qu’un jour tout cela sortira comme un flot spontané prêt à l’emploi. Peut-être ? Sans que cela m’incite à me détendre et prendre du repos : bien au contraire. Je me dis que j’ai peut-être encore trente ou quarante ans à vivre : cela fait beaucoup de temps pour élaborer et réaliser ce qui bouillonne à l’intérieur de moi. Le jour où je pourrai me stabiliser dans un endroit (est-ce vraiment possible), sans courir le monde à la recherche de nouvelles expériences, sans lire des dizaines de livres à la recherche de nouvelles vérités, sans chercher dans les retraites, les rituels et la méditation de nouvelles illuminations… Je ne sais pas si un jour je pourrai m’arrêter de chercher ? À moins que je réalise l’omniscience des bouddhas, bien sûr : mais je n’en suis pas encore là. À ce moment-là, comme il n’y a plus rien à chercher, à acquérir, à désirer pour soi, on a tout son temps pour créer, pour le bien des autres.
Pour l’instant, je passe encore beaucoup de temps à accumuler, amasser, puis organiser tout ça ; les fruits ne sont sans doute pas encore mûrs pour me consacrer entièrement à la phase de production. Ou est-ce que tout cela n’est qu’une illusion de l’ego qui veut s’affirmer ? Peut-être qu’il n’y a-t-il rien à faire, rien à produire, rien à réaliser, rien à prouver. Mais je pense que même si c’est une illusion, il faut bien croire à un but dans la vie : le processus éphémère de nos agrégats n’est pas un gaspillage inutile d’énergie, mais a bien un sens dans la grande pulsion intemporelle et non duelle de l’univers. Même si nous ne sommes (our precious human life) qu’une décoration éphémère de l’essence pure et incréée, il ne faut pas oublier que c’est le charme de ces innombrables décorations qui crée la lumineuse béatitude de la sagesse primordiale de la nature, et leur énergie qui se déverse dans le monde des phénomènes sous forme de compassion.
Dès que je me mets à écrire, ça coule bien, les idées s’enchaînent et s’approfondissent peu à peu. Il faudrait que je fasse ça tous les jours. Laisser d’abord pendant une heure ou deux couler ce flot naturel sans le perturber ou le modifier ; ensuite, prendre la meilleure partie et l’élaborer, la peaufiner, pour en faire un petit article, un essai, un poème : cela me prendrait encore deux heures ou plus. Là je pourrais utiliser l’ordinateur ; alors que je crois que le premier jet naturel coule mieux au rythme de la main et de la plume. Ce serait une nouvelle discipline à adopter. Bien sûr, il faudra prendre ce temps sur autre chose : peinture, lecture, pratique… Mais pour progresser, pour évoluer, il faut changer !
Il y aussi l’idée qu’il faut d’abord arriver à l’illumination, même si elle n’est pas totale, et y consacrer tout le temps nécessaire ; ensuite, on perd beaucoup moins de temps à des choses futiles et inutiles : d’une part les problèmes, inquiétudes, doutes, agitations (que j’ai d’ailleurs bien réduits), et de l’autre les études, recherches, lectures, enseignements, retraites… Je crois qu’il faut quand même tâcher de mener les deux choses de front. Sinon on peut passer toute sa vie à essayer d’atteindre l’éveil, alors que c’est peut-être une illusion, qu’il n’existe pas, ou qu’on l’a déjà trouvé sans le savoir ; et pendant ce temps on ne crée rien ! Quant à la peinture, mon grand amour, il ne faut pas que je t’abandonne ! Écriture le matin et peinture l’après-midi. Je ne suis pas très productif et créatif le soir, à moins de vivre dans un environnement plus serein où je puisse réduire mes heures de sommeil, afin de travailler la nuit ou de me lever très tôt. On retrouve le problème du lieu, de déménager. Tout se tient finalement, je tourne toujours dans le cercle du samsara*, même s’il se purifie et s’éclaircit peu à peu, et que je suis moins bousculé par les accélérations centrifuges et centripètes… Embarquons !
* Agrégat (pali : khandha) : khandha signifie agrégat, tas, ensemble. Les cinq agrégats sont, selon les bouddhistes, les cinq grandes catégories – ou ensembles d’éléments – qui constituent l’être humain. Il s’agit de l’agrégat matériel : le corps (rupa), et des quatre agrégats mentaux : la sensation (vedana), la perception (sañña), les formations mentales (sankhara) et la conscience (viññana).
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
8 novembre 1990, aéroport de Bangkok