Nouveauté ou perfection
Il me semble que les idées créatrices ne sont pas individuelles, mais émanent comme des révélations de l’infinité de la conscience. C’est pourquoi on retrouve toujours des idées qu’on a eues dans le travail d’autres artistes ; et il y a des similarités même entre des artistes qui n’ont eu aucun contact (c’est la même chose pour les idées scientifiques). Mais le problème de notre époque (surtout en Occident, avec ses tendances individualistes et égocentriques) est de surestimer à tort l’idée individuelle et unique, ce qui provoque cette course à la nouveauté, pour se faire croire qu’on est le premier à avoir eu une idée originale ; alors que le potentiel de toutes les idées existe au-delà du temps chronologique ! Cette course à la nouveauté, au jamais vu, contrairement aux arts traditionnels d’Asie, à ou ceux de l’Europe avant la Renaissance, empêche d’aller au fond des choses et d’arriver à la perfection, même si elle n’est pas personnelle, mais celle d’une école, qui peut s’étendre sur des siècles. En Occident, dès que quelque chose est entré dans le domaine public, ou a déjà été fait par quelqu’un d’autre, on s’en désintéresse (même si c’est riche de qualité et de possibilité de développement et de perfectionnement), pour chercher quelque chose de neuf, qu’on abandonnera de nouveau dès qu’on l’aura exprimé dans une première approche nécessairement superficielle et partielle, puisqu’elle n’est l’œuvre que d’une personne.
Un individu peut être le porte-parole d’un mouvement, d’une idée, d’une école, grâce à ses capacités exceptionnelles d’expression, mais il n’est jamais le seul détenteur d’une idée. Les différences individuelles se situent plus au niveau des techniques, de l’aspect matériel, que des idées et de l’aspect spirituel ; car la technique dépend de l’entraînement et de l’habilité physique de l’individu, alors que l’idée, l’inspiration, la création, se puisent dans l’infinité de la conscience (à laquelle bien sûr il faut avoir accès). Et c’est là que l’artiste ou le sage se différencie de l’homme ordinaire. La vérité ultime est une, ce qui diffère ce sont les techniques et méthodes qui permettent de l’atteindre et de l’exprimer, et elles dépendent des caractéristiques et potentiels individuels de chaque être. Vouloir créer une œuvre originale et nouvelle, c’est un peu comme de vouloir créer une nouvelle religion. Est-ce vraiment nécessaire et utile, ou n’est-ce qu’une affirmation de l’ego ? N’est-il pas préférable de collaborer à la transmission et au développement d’une tradition existante qui a déjà fait ses preuves ?
9 mars 1992, Hua Hin