Peinture et écriture comme pratiques
J’ai envie de consacrer le plus de temps possible à peindre, tout le reste peut attendre, me semble-t-il ; et je me demande si l’idée de l’ordinateur n’est pas une folie dans laquelle je vais laisser tout mon temps et mon énergie. Est-ce vraiment utile ? De plus, si je ne m’en sers pas tous les jours, il va aussi moisir. Il faut que je réfléchisse bien à ce qui est vraiment important. La peinture, est-ce important ? Oui, je crois, et surtout si j’en fais une pratique : je devrais essayer ; je remarque par exemple que quand je peins, les idées, les pensées, les émotions montent, aussi des images, des visions très nettes de gens, de souvenirs, de situations. Et si j’écris des mantras, que je peins des mantras, c’est aussi une forme de pratique. Il faut que je développe la peinture dans ce sens et que je comprenne bien la relation qu’elle peut avoir avec la réalité, avec le monde, avec l’esprit, avec la voie spirituelle.
La peinture, il me semble que c’est un langage plus léger, plus lumineux, plus spontané, plus direct que les mots. Et surtout directement perceptible par la vue sans avoir besoin d’être décodé par l’intellect, traduit, expliqué, compris… Un tableau, c’est comme un flash qui peut instantanément révéler quelque chose au spectateur, alors que les livres sont une voie lente et graduelle. Je ne sais pas si on peut atteindre l’éveil en apercevant un tableau, mais en tout cas, on peut être inspiré en méditant devant des images. Il faut que j’explore davantage cet aspect de la peinture. Comprendre comment les peintures peuvent éveiller sentiments, émotions, inspirations… Il ne faut pas pour autant que je néglige l’écriture : après avoir écrit ces lignes, je me sens tout de suite mieux, plus confiant, plus inspiré, plus dynamique. En fait, je crois qu’écrire ce Journal est une façon de communiquer avec mon moi profond, de dialoguer avec ma nature de bouddha, qui est pure, sage et pleine d’énergie, et à l’abri des pensées discursives et des émotions conflictuelles. Je peux ainsi me libérer de ces obstacles et retrouver la base solide sur laquelle construire ma vie et retrouver la bonne voie quand j’ai tendance à m’égarer.
En fait, je devrais m’y astreindre tous les jours : c’est aussi une pratique. Même si je ne me relis jamais, la pratique est dans l’écriture, l’acte d’écrire, et non dans l’écriture qui remplit ces cahiers. De même dans la peinture, la pratique est dans l’acte de peindre ; les croûtes qui en sont les fruits n’ont plus beaucoup d’importance, du moins pour moi, et s’y attacher est bien futile. Ce sont en fait des rémanences d’actions depuis longtemps libérées et dissoutes dans la vacuité, comme une sorte de karma peut-être. Tous les problèmes, et l’existence même du samsara*, viennent de cette propriété des fruits matériels de nos actions à subsister pendant des périodes plus ou moins longues. S’ils se dissipaient aussitôt faits comme des pensées, la vie serait plus facile… Elle n’existerait pas, tout simplement, ou seulement sous une forme aérienne, éthérée.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
24 septembre 1990, Bangkok