Peinture ou écriture ?
Curieusement, même si j’enlève toutes les motivations extérieures (expositions, couvertures de livres, compliments, reconnaissance, qui ne me semblent pas tellement valables et importantes), cela ne m’enlève pas l’envie de peindre, de créer une œuvre géniale. En somme, je cherche une sorte d’autosatisfaction, une envie de me prouver à moi-même que je suis capable d’atteindre quelque chose. Mais c’est encore une fausse perspective : il n’y a rien à atteindre, ni probablement jamais d’autosatisfaction. Cela signifierait qu’on est arrivé à un point où l’on ne peut pas aller plus loin, car on a trouvé. Alors que faire ? S’enliser dans la routine, s’arrêter de peindre ; ou se donner la mort. Le tout est de croire en sa voie, en ce qu’on fait et de le faire le mieux possible. Quant à savoir si c’est important d’être satisfait de son travail ? Vaut-il mieux être heureux en se satisfaisant de sa médiocrité, ou souffrir constamment parce qu’on ne s’en satisfait pas ? Est-ce qu’il y a, dans la peinture, une illumination, un moment où l’on découvre la vérité de la peinture et où l’on cesse complètement de souffrir ?
D’ailleurs, je me demande parfois s’il y a vraiment une illumination sur la voie spirituelle. La vérité, ou la réalité, n’est-elle pas trop vaste pour qu’on puisse un jour la percevoir entièrement ? Le karma accumulé pendant des milliers d’existences peut-il vraiment être purifié ? Peut-on vraiment trouver la fin de la souffrance tant qu’il existe de la souffrance quelque part dans l’univers ? Ce n’est pas évident pour moi. Je ne mets pas pour autant en question la voie du Bouddha, ou celle d’autres religions. Si je perçois très clairement les progrès qu’on peut faire – et que j’ai déjà faits – sur cette voie, il ne me semble pas qu’il y ait un point d’arrivée où la voie s’arrête, où l’on a tout compris, où l’on est devenu un être parfait qui sort alors du circuit et disparaît on ne sait où.
Il me semble que ce serait une grande perte si toutes les expériences, réalisations, énergies, compréhensions de cet être n’étaient pas recyclées dans le monde ou la nature pour en faire profiter les autres. Je rejoindrais donc l’idée du mahayana*, où le bodhisattva n’atteint pas l’illumination finale tant que tous les êtres ne sont pas libérés du samsara*. Cela me semble plus logique. Mais je pense que ce n’est pas le bodhisattva qui refuse d’entrer au nirvana, mais plutôt qu’il n’y a pas de nirvana tant que le samsara et la souffrance existent. Le nirvana n’est pas un point sur la voie spirituelle, mais plutôt une asymptote dont on se rapproche à mesure qu’on avance, sans jamais la croiser ou l’atteindre, mais en tendant à se fondre ou se confondre avec elle.
Peut-être est-ce la même chose avec la peinture ; mais il me semble plus difficile de se rapprocher de l’asymptote. Car la peinture n’est pas une pure voie spirituelle, elle est fortement liée aux sens, aux formes et à la matière ; et si elle s’en détache trop, ce n’est plus de la peinture. Mais si on y réfléchit bien, la voie spirituelle aussi est très fortement liée aux sens, aux formes et à la matière, puisqu’elle n’est possible que dans le cadre de la vie du corps, avec ses sens, ses formes et sa matière.
Si j’ai des doutes sur la voie de la peinture depuis quelques jours, je devrais peut-être me consacrer davantage à celle de l’écriture : commencer à écrire davantage, si possible tous les jours, comme pendant le voyage au Japon ; et non une fois par semaine comme je l’ai fait pendant ces derniers mois. Je lisais hier un article de Gilles Farcet dans le numéro de Question de sur Méditer et agir, intitulé La prière du mot ; il disait que l’écriture est une sorte de méditation active avec un fruit concret : le texte écrit. Quand on écrit (comme j’écris ce Journal), on est à l’écoute de soi et on transcrit les élucubrations de son esprit. Au lieu de les oublier, comme lorsqu’on médite, on les fixe dans la mémoire du papier : on peut ainsi y revenir et éventuellement en faire profiter les autres.
Bien sûr, il y a auparavant un travail de révision, de mise au net et de correction à accomplir ; ce travail, je ne m’y suis encore jamais mis. Je n’ai d’ailleurs presque rien relu non plus. Mais je sais que toute cette mémoire de ma vie depuis environ cinq ans est entreposée en sûreté, prête à être reprise le moment venu. Il faudra que je m’y décide un jour. Est-ce important ? Je ne sais pas. Quelle serait la motivation de faire ce travail ? Publier ces textes, afin d’avoir, au lieu de peintures au mur, des livres avec des mots sur les rayons de ma bibliothèque, ou dont je ferais cadeau à mes amis. Est-ce que ce serait une satisfaction proportionnelle au gigantesque travail qui reste à accomplir ? Sûrement pas. Comme dans la peinture, la satisfaction n’est sans doute pas dans le fruit du travail et la reconnaissance qui pourrait en résulter. Ce serait plutôt dans la pratique de la discipline de l’écriture, dans le travail qu’elle me permettrait de faire sur moi-même, par l’analyse des expériences passées et des conclusions ou leçons à en tirer dans le présent. Je pense d’ailleurs que la forme de ces écrits serait une sorte d’aller et retour entre le passé et le présent. Compléter chaque épisode du passé avec la vision que j’en ai maintenant, avec le recul et une plus grande maturité.
* Mahayana (sanscrit) : littér. grand véhicule. Une des deux grandes branches du bouddhisme – avec le theravada, ou bouddhisme ancien – qui s’est développée en Inde à partir du premier siècle avant J.-C. Le mahayana comprend toutes les écoles tardives du bouddhisme qui se sont répandues par la suite en Chine, au Japon et au Tibet. Alors que le theravada met l’accent principalement sur la vie monastique et la libération individuelle, l’adepte du mahayana aspire à l’illumination pour œuvrer à la libération de tous les êtres. Cette attitude est incarnée par le bodhisattva, dont la vertu principale est la compassion.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
29 octobre 1989, Bangkok